La pénurie de main d’œuvre continue aux États-Unis comme dans la zone euro. Les entreprises ont toujours autant de difficultés à recruter du personnel et le chômage se situe à des niveaux historiquement bas. Ces deux facteurs pourraient être une source de résilience au cours d’une récession désormais largement anticipée. La hausse du taux de chômage, qui en découlerait, devrait rester limitée selon les prévisions du consensus[1]. Par conséquent, l’impact sur le revenu des ménages devrait être également modéré.
L’un des facteurs qui pourraient limiter l’augmentation du taux de chômage est la rétention d’effectifs par les entreprises[2]. « Les entreprises pratiquent la rétention de main-d’œuvre lorsqu’elles décident de ne pas procéder à un ajustement de l’emploi en fonction des variations à court terme de la demande pour leurs produits, mais, plutôt, de laisser fluctuer leur utilisation de la main-d’œuvre au cours du cycle. »[3]
Un tel comportement peut être dû à différents facteurs : le coût élevé des licenciements, la législation qui protège les salariés, les coûts liés au recrutement, la perte de capital humain lorsque des employés quittent l’entreprise ou les mesures publiques d’aide au maintien dans l’emploi.
Dans la situation actuelle, les difficultés que rencontrent depuis longtemps les entreprises pour pourvoir les postes vacants vont probablement jouer un rôle important. Elles devraient ainsi hésiter à licencier, au moment où les conditions économiques se détériorent, de crainte d’être rapidement confrontées à de nouveaux problèmes d’embauche au moment de la reprise. La Réserve fédérale américaine note ainsi dans son dernier Livre beige que « des licenciements épars ont été signalés dans les secteurs des technologies, de la finance et de l’immobilier. Cependant, au vu des difficultés à embaucher, certaines entreprises se disent réticentes à licencier, et ce, même si leurs besoins en main-d’œuvre diminuent »[4]. Un tel comportement suppose que les entreprises s’attendent à une récession peu profonde et de courte durée, et que leur situation financière est suffisamment robuste. Ce dernier point est important dans la mesure où la rétention de main-d’œuvre entraîne une diminution de la productivité en période de détérioration de la conjoncture : la baisse des effectifs et/ou des heures travaillées est inférieure à celle de la production.
À l’inverse, la productivité s’améliorera avec le redressement de la croissance économique, car il ne sera pas nécessaire d’augmenter les effectifs tant que la reprise n’aura pas gagné suffisamment en vigueur. Les graphiques 1 à 4 illustrent ce caractère procyclique de la croissance de la productivité, qui sert en général d’indicateur de la rétention de main-d’œuvre, même si d’autres facteurs peuvent également entrer en jeu.
Il semble, de prime abord, qu’il existe une relation plus étroite entre la croissance du PIB réel et celle de la productivité dans la zone euro qu’aux États-Unis. Cette impression est confirmée par les graphiques 5 et 6, qui montrent la corrélation mobile entre les deux.. Autrement dit, les variations de la croissance de la productivité sont plus étroitement associées aux ralentissements ou aux accélérations de la croissance du PIB dans la zone euro qu’aux États-Unis, ce qui indiquerait que, dans cette zone, la rétention d’effectifs joue un plus grand rôle.
Quelques mises en garde s’imposent néanmoins. Tout d’abord, la corrélation est plus faible et elle varie davantage lorsqu’on mesure la productivité sur la base de la production par heure travaillée. Ensuite, des facteurs autres que la rétention de main-d’œuvre peuvent aussi expliquer les variations de la croissance de la productivité. Enfin, des chocs importants, comme la pandémie, peuvent entraîner une rupture de la relation entre PIB et productivité.
En conclusion, la rétention d’effectifs devrait constituer un facteur de résilience au cours du repli conjoncturel à venir. Cependant, comme elle entraînera une diminution des besoins de recrutement aux premiers stades de la reprise, celle-ci pourrait s’en trouver ralentie. La baisse de la productivité, associée à la rétention de main-d’œuvre, devrait peser sur les bénéfices des entreprises, ce qui pourrait conduire ces dernières à augmenter leurs prix de vente en vue de protéger leurs marges. Dans ce cas, la rétention d’effectifs serait une source de résilience, mais elle ralentirait aussi la baisse de l’inflation.
[1] L’enquête du mois de novembre, menée auprès des prévisionnistes professionnels (SPF) par la banque de la Réserve fédérale de Philadelphie, prévoit une hausse du taux de chômage à 4,2 % en 2023 et une stabilisation au cours des deux années suivantes. En novembre, le taux de chômage aux États-Unis s’établissait à 3,7 %. L’enquête réalisée par la BCE auprès des prévisionnistes professionnels pour le quatrième trimestre de cette année table, pour sa part, sur un taux de chômage de 7,1 % en 2023 et de 7,0 % en 2024 dans la zone euro. En octobre, le taux de chômage s’est inscrit en baisse à 6,5 %.
[2] La rétention de main-d’œuvre donne aujourd’hui lieu à de vifs débats, mais cette question n’est pas nouvelle. Son analyse dans la littérature macroéconomique universitaire remonte ainsi aux travaux d’Arthur Okun, en 1963, mais elle avait déjà été abordée depuis des années dans des études sur la gestion d’entreprise. Pour une analyse historique, voir Jeff E. Biddle, The Cyclical Behavior of Labor Productivity and the Emergence of the Labor Hoarding Concept, Journal of Economic Perspectives—Volume 28, numéro 2—Printemps 2014.
[3] Assessing the extent of rétention d’effectifs, Bulletin trimestriel de la Banque d’Angleterre, Été 2003.
[4] Source : Livre beige, Réserve fédérale américaine, novembre 2022.