Le rétrécissement de l’écart entre un taux long – comme celui des bons de Trésor US à 10 ans – et un taux court est un fait stylisé du cycle économique. Lorsqu’une expansion est bien avancée, l’inflation tend à accélérer. La banque centrale n’a alors d’autre choix que de remonter ses taux mais, en général, ces resserrements monétaires ne sont que partiellement reflétés dans une hausse des taux longs. A un moment donné, les taux ne réagiront plus ou, au contraire, ils pourraient fléchir en réaction à un durcissement de la politique de la banque centrale.
Traditionnellement, un aplatissement est suivi d’une inversion et, par le passé, nous avons pu observer qu’une entrée en récession avait été précédée par un écart négatif entre les taux longs et les taux courts. L’inversion de la courbe est donc un prédicteur conditionnel d’une récession : une récession est précédée par une inversion mais une inversion n’est pas inéluctablement suivie d’une récession. Dans ce cas, il s’agit d’une fausse alerte.
On constate d’ailleurs que le délai entre une inversion et une entrée en récession tend à être long et variable. Sur base d’une analyse statistique rigoureuse, deux chercheurs américains, James Stock et Mark Watson, avaient d’ailleurs déjà conclu en 2003 qu’il existait « des indications que la pente de la courbe des taux était un candidat sérieux comme prédicteur de la croissance de l’activité et de récessions mais que la stabilité de cette proposition aux États-Unis était discutable et que la question de son applicabilité à d’autres pays restait sans réponse ». Le fait que le niveau des taux d’intérêt ne dépende pas uniquement des perspectives de croissance réelle et d’inflation pourrait être un facteur explicatif. La demande pour des obligations à maturité longue peut également refléter un souhait de couverture de risque et de diversification de portefeuilles lorsque la volatilité boursière augmente, les investisseurs tablant sur une corrélation entre les cours boursiers et obligataires qui resterait négative. En outre, des années de politiques monétaires non conventionnelles ont écrasé la prime de terme (prime de risque destinée à ceux qui investissent dans une obligation à maturité longue), à tel point qu’aux Etats-Unis elle est négative depuis plusieurs années. Or, cet écrasement a contribué à un aplatissement de la courbe des taux.
Malgré le scepticisme économétrique et les biais qui découlent du quantitative easing et du positionnement des investisseurs, la courbe des taux reste un indicateur très populaire. Ceci est probablement dû, du moins en partie, au fait que l’on peut le suivre en temps réel. Il suffit d’ailleurs que suffisamment de gens y croient pour qu’un indicateur, qui est clairement perfectible, prenne de l’importance et finisse par influencer les comportements. Ainsi, l’enquête de la Réserve fédérale d’octobre 2018 auprès des banques montrait qu’en cas d’inversion durable de la courbe, celles-ci resserreraient leurs critères d’octroi de crédit ou augmenteraient leurs taux : elles interprèteraient une inversion comme le signe d’une détérioration de l’environnement économique. En d’autres termes, l’interprétation d’un signal finirait par nourrir la dynamique que l’indicateur est supposé signaler. Il en découle donc qu’une courbe durablement plate, voire inversée, pourrait créer un certain inconfort auprès des investisseurs qui l’interprèteraient comme un clignotant, un signe avant-coureur d’intempéries économique et financière. En revanche, aussi longtemps que les facteurs fondamentaux resteront bons (croissance des revenus et des bénéfices, marché du travail, niveau de taux d’intérêt, fluidité du financement), il n’y aurait pas lieu de s’inquiéter.
Face au dilemme – se fier au signal (perfectible) de la courbe des taux ou aux observations des éléments fondamentaux -, les opérateurs de marché risquent de raccourcir leur horizon d’investissement, et à alimenter ainsi une hausse cyclique de la volatilité. Pour mettre fin à ce dilemme, il faudrait que la courbe se repentifie, soit parce que les données fondamentales ne fléchissent pas (dans ce cas les taux longs remonteraient), soit parce qu’elles se détérioreraient nettement. Dans ce cas, il en résulterait une anticipation d’assouplissements monétaires.
En conclusion, plutôt que de se focaliser sur le risque d’une éventuelle inversion de la courbe des taux, c’est la désinversion qui compte. Au moment où, après un long cycle de resserrements monétaires, la Réserve fédérale se mettait à baisser ses taux, on assisterait alors à une réelle remise en question des perspectives de croissance.